1. APPRÉHENDER LES TERRITOIRES ET L’INNOVATION TERRITORIALE

1.1 Une diversité de territoires et de besoins

Des territoires en mutation

Notion plurielle qui désigne les espaces géographiques et leurs acteurs, les territoires ont connu ces dernières décennies de profondes transformations, conséquences de tendances socio-économiques structurelles. L’essor de la mondialisation et l’urbanisation croissante se traduisent par une concentration des activités, des populations, des richesses et du pouvoir qui produit des fractures et des vulnérabilités tant dans les zones urbaines que rurales. Les centres-villes se densifient, s’étendent et voient se développer des franges périphériques, les espaces périurbains, qui revêtent des problématiques spécifiques (logement, mobilité, services, etc.). Certaines populations se trouvent reléguées loin des centres-villes par un phénomène de gentrification creusant les fractures socio-économiques et fragilisant la cohésion collective. Par ailleurs, les mécanismes à l’œuvre dans l’étalement urbain dégradent l’environnement et fragilisent les conditions de vie des populations rurales (consommation d’espaces naturels et agricoles, pollutions, désertification des services publics, etc.).

En matière d’aménagement du territoire, la France jacobine[1] s’est historiquement structurée autour de grands pôles urbains au sein de grandes régions redessinées depuis 2016 (13 régions métropolitaines)[2]. Au niveau institutionnel, la France a également vu l’essor de nombreuses intercommunalités (regroupements de communes, des aires métropolitaines aux petites communautés de communes rurales de moins de 15 000 habitants) dont la taille grandit sans cesse au fil des réformes territoriales (lois RCT de 2010, NOTRE de 2015[3]). Mais ces territoires institutionnels, avec leurs périmètres administratifs quelquefois artificiels, ne correspondent pas forcément aux territoires vécus, ceux du quotidien des populations, tels que les bassins de vie, d’emploi ou de mobilité. De son côté, la société civile perçoit parfois ce nouveau maillage comme un éloignement des centres de décision et réclame aujourd’hui davantage de proximité et de participation citoyenne.

Urbain et rural, des réalités plurielles et complexes

Composée de territoires et spécificités fortement hétérogènes, la France compte en 2020 2 467 unités urbaines dont 62 de plus de 200 000 habitants[1] qui concentrent à elles seules la moitié de la population française. Les grandes villes, malgré leur disparité, comportent des caractéristiques communes. Leur démographie augmente avec le temps, regroupent davantage de jeunes adultes que le reste du territoire, disposent d’un marché du travail plus dynamique et d’une offre culturelle plus riche[2]. Des fractures existent également au sein des zones urbaines, notamment entre les centres-villes, les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) et les zones périurbaines.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’urbanisation croissante a profondément modifié la démographie des zones rurales qui ont vu leur population diminuer fortement. Néanmoins, à partir des années 1990, certains territoires ruraux ont commencé à stabiliser leur population et à attirer de nouveaux habitants, en mettant en place des politiques d’attractivité et d’accueil (au niveau régional notamment, par exemple dans le Limousin). Les « néo-ruraux » ont permis de progressivement repeupler des territoires, qu’ils soient facilement accessibles ou plus enclavés. On peut toutefois nuancer ce constat en soulignant que ces mouvements de populations (jeunes couples avec enfants, retraités, etc.) s’opèrent majoritairement au profit des littoraux, des régions du sud et des aires d’influence des grandes villes.

La France conserve ainsi une forte dimension rurale (et une densité moyenne faible à l’échelle de l’Europe avec 105,8 habitants au kilomètre carré[1]). Un problème de définition a pourtant longtemps persisté : la catégorie « rurale » s’est trop souvent construite en opposition à l’urbain, et le poids de la première a été longtemps sous-estimé. Proposant une vision désormais détachée de l’urbain, l’Insee a réévalué en 2021 le poids de la ruralité et considère aujourd’hui que cette dernière regroupe 88 % des communes et 33 % de la population française[2]. La crise sanitaire a mis un coup de projecteur sur les zones rurales, dont la qualité du mode de vie est réapparue comme très attractive aux yeux de beaucoup. Cette mise en lumière a néanmoins souligné les fractures et difficultés de ces territoires sur différents points : mobilité, accès aux services de proximité, emploi, animations culturelles et disparition de lieux de convivialité.

Les territoires ruraux se sont métamorphosés sur les plans démographique (exode), sociologique (brassage) et économique (déclin de l’agriculture). Il devient donc aujourd’hui difficile de parler d’un « monde rural » homogène. Il existe des réalités locales variées : dynamiques ou fragilisés (hyper-ruralité[1], zones de revitalisation rurale), au même titre que les villes, qui sont traversées par de grandes disparités entre centres, zones résidentielles et quartiers en difficultés (QPV). Afin de répondre à cette complexité taxonomique, le Commissariat Général à l’Egalité des Territoires (CGET) avait séparé en 2018[2] les campagnes en trois grandes familles et sept classes selon leur degré d’urbanisation, leur situation économique et l’influence urbaine. On trouvait d’abord les campagnes des villes, du littoral et des vallées industrielles (16 millions d’habitants), puis les campagnes agricoles et industrielles sous faible influence urbaine (5,5 millions) et enfin les campagnes vieillies et à très faible densité (5,2 millions).

Si les perceptions de la ruralité ont continuellement évolué au fil des décennies, la crise sanitaire de 2020 a révélé une évolution significative des mentalités et des représentations. Le milieu rural apparaît de plus en plus comme un espace refuge et protecteur, porteur d’avenir et d’une qualité de vie recherchée. L’enquête « Territoires ruraux : perceptions et réalités de vie » réalisée avant et après la crise sanitaire par l’Ifop pour Familles Rurales révèle ce paradoxe[1]. L’attrait pour les campagnes est réel et témoigne d’un mouvement de fond de la société. Pour 81 % des Français, vivre à la campagne représente la vie idéale, qu’ils y travaillent ou non, à condition de lever certains freins à l’installation : déficit d’emplois (atténué à la marge par l’essor du télétravail), de commerces, de services, notamment en matière de santé et de solutions de mobilité.

Entre urbain et rural, les modes de vie et de consommation ont cependant largement convergé ces dernières décennies et certains quartiers urbains connaissent des problématiques similaires aux zones rurales (retrait des services publics, enclavement, isolement social, etc.). Néanmoins, les fractures territoriales se creusent à diverses échelles dans un contexte d’augmentation des besoins sociaux.

L’augmentation et la diversification des besoins sociaux

Les besoins sociaux ne sont pas l’apanage des plus vulnérables : ils concernent toutes les populations. On peut les répartir en trois grandes catégories :

— les besoins fondamentaux, qui concernent principalement des publics vulnérables (familles monoparentales, seniors dépendants, personnes en situation de handicap, jeunes déscolarisés, ménages pauvres, etc.) ;

— les besoins de solutions facilitant la vie quotidienne, la parentalité, la conciliation des temps de vie (services sociaux, services socio-éducatifs, etc.) ;

— les besoins relatifs au lien social, à la convivialité et au vivre-ensemble.

Une analyse attentive des territoires et les nombreux travaux académiques réalisés sur le sujet soulignent une diversification des besoins et la présence de fractures entre et au sein de chaque géographie. Que ce soit dans le champ du logement, de la mobilité, de l’emploi, du numérique, de l’isolement social ou de la santé, le XXIe siècle reste marqué par de multiples fractures territoriales.

Le défi de la cohésion sociale

La cohésion territoriale et sociale est aujourd’hui fragilisée[1]. Certains territoires ne bénéficient pas des effets positifs de la mondialisation[2] et subissent les crises avec plus d’intensité. La métropolisation n’a pas produit les effets attendus du ruissellement des richesses et toutes les métropoles ne connaissent pas le même développement[3]. Si la recomposition régionale de 2016 a réduit les écarts de richesses entre grandes régions, elle n’a pas fait disparaître les inégalités territoriales qui se retrouvent à un niveau infra-régional, voire local, avec des zones de pauvreté imbriquées dans des espaces plus riches (par exemple en Gironde où l’on observe un croissant de pauvreté en milieu rural[4]). Les relations ville-campagne et les solidarités entre territoires gagnants et perdants sont à reconstruire, à réinventer pour une meilleure répartition des activités et de la richesse.

De nombreux travaux en sciences sociales ont mis en lumière les différents visages d’une France fragmentée, archipélisée, « en miettes »[1] à la fois en ville et dans les campagnes où des groupes sociaux « invisibilisés » échappent aux effets des politiques publiques (jeunes déscolarisés, ménages précaires, seniors isolés, etc.). Dans de nombreux territoires, les vulnérabilités des personnes les plus fragiles se cumulent : chômage, pauvreté, isolement géo- graphique et social, logements insalubres, monoparentalité, difficultés éducatives et parentales, problèmes sanitaires, accès limité aux droits sociaux, à la santé, à la culture, illectronisme (fracture numérique), mobilité réduite en milieu rural ou périurbain, etc.

Néanmoins, selon les territoires, en fonction de leur histoire, de leur culture, de leurs caractéristiques sociales et de leur évolution démographique, les problématiques ne se présentent pas avec la même intensité et ne concernent pas les mêmes publics. Parce que chaque territoire se caractérise par des dispositifs de solidarité différents et part d’un existant qui lui est propre, chaque besoin nécessite des réponses adaptées et spécifiques. La crise sanitaire liée à la pandémie de la COVID-19 a d’ailleurs confirmé, accentué ou parfois révélé ces fractures et cette diversité de situations.

Du côté des pouvoirs publics, la vision d’un aménagement du territoire équilibré et d’un Etat stratège et interventionniste (incarnée par la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale, DATAR, à partir des années 1960) s’est progressivement estompée au profit d’une logique de développement et de compétitivité des territoires (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et la compétitivité des territoires, DIACT, dans les années 2000). Alors que l’approche « égalité des territoires » des années 2010 (incarnée par le Commissariat Général à l’Egalité des Territoires) montre ses limites, une politique de différenciation adaptée aux besoins de chaque territoire s’impose afin de rétablir une certaine cohésion entre les territoires (ANCT)[1]. L’État est alors vu comme facilitateur. Cette politique comporte un volet urbain se traduisant par une politique de la ville, elle-même reconduite depuis les années 1980. Le volet rural repose quant à lui sur un Agenda rural, plan d’action interministériel qui regroupe toutes les mesures en faveur des territoires ruraux, élaboré en 2019[2].

Au niveau européen, l’Union européenne mène également une politique de cohésion territoriale, visant à réduire les inégalités entre régions européennes et à soutenir les plus fragiles d’entre elles (en particulier les territoires ultramarins pour la France). Ces objectifs font partie des priorités de l’agenda européen 2021- 2027 qui va permettre à travers le Fonds Social Européen (FSE) de conduire des expérimentations d’innovation sociale dans une approche intersectionnelle des besoins.

Si des politiques publiques ambitieuses sont nécessaires pour réduire les fractures territoriales, le rôle de la société civile, des associations, entreprises et collectifs citoyens est tout aussi primordial. Dans l’optique de produire des solutions adaptées aux besoins sociaux de chaque territoire et d’apaiser les fractures, l’approche proposée par l’innovation sociale de territoire prend acte de cette réalité complexe et fédère les populations pour construire ensemble les dispositifs nécessaires à la cohésion et au développement local résilient.

1.2. L’innovation territoriale : construire ensemble des réponses adaptées

A. Définition

L’innovation est trop souvent réduite à sa seule dimension technologique, or elle peut être très diverse : introduction d’un nouveau produit, d’une nouvelle façon de travailler, adaptation d’une technologie à un nouveau contexte ou encore adoption d’un nouveau modèle socioéconomique. Une innovation est qualifiée de « sociale » lorsqu’elle « consiste à élaborer des réponses nouvelles à des besoins sociaux nouveaux ou mal satisfaits […], en impliquant la participation et la coopération des acteurs concernés, notamment des utilisateurs et usagers »[1]. Le concept d’innovation sociale admet plusieurs définitions selon l’histoire et la culture des pays dans lesquels elle se développe, mais il répond presque toujours aux quatre critères suivants[2] :

— satisfaction d’un besoin ;

— caractère innovant de la solution ;

— transformation de l’organisation et des rapports sociaux ;

— accroissement du pouvoir d’agir dans la société.

C’est ce que nous appelons les innovations territoriales. L’innovation territoriale désigne « une réponse nouvelle à une problématique et / ou un besoin identifiés collectivement dans un territoire, en vue d’apporter une amélioration du bien-être et un développement local durable »[1]. Face à la diversification des besoins sociaux et au creusement des fractures territoriales soulignées ci-avant, l’innovation territoriale apparaît ainsi comme un puissant levier de cohésion sociale.

L’innovation territoriale se distingue avant tout par sa méthode singulière. Elle est toujours le fruit d’une coopération, une initiative partenariale menée par des acteurs locaux (citoyens engagés, entreprises, collectivités territoriales, etc.) qui cherchent à accroître le bien-être et la résilience d’un territoire. Les citoyens sont au cœur de cette dynamique, parce qu’ils expriment leurs besoins, en même temps qu’ils co-construisent la réponse. L’innovation se développe avec eux et pour eux.

À noter que le concept d’innovation territoriale est utilisé dans une variété de contextes. Il recouvre aussi bien les innovations organisationnelles, techniques, qu’administratives entreprises par les pouvoirs publics locaux. Cet ouvrage utilise le terme sous sa dénomination sociale. Sera ainsi nommée « innovation territoriale », toute innovation sociale développée avec un souci d’ancrage territorial fort et la prise en compte des spécificités locales.

Considérée sous cette définition, l’innovation territoriale s’incarne sous de multiples formes : tiers-lieux, plateformes de coopérations numériques, manifestations éphémères, commerces coopératifs et associatifs, circuits-courts, initiatives d’économie circulaire, monnaies locales, alternatives pour une mobilité durable, services ambulants, etc. Aussi diverses soient-elles, ces initiatives partagent tout ou partie d’un corpus méthodologique commun, qui fait l’objet de ce présent ouvrage, et que chaque porteur de projet pourra utiliser à escient dans la mise en œuvre de son activité.

B. Exemples inspirants

Afin d’appréhender la diversité de l’innovation territoriale, le lecteur peut se référer aux deux exemples suivants.

  • Les Grands Voisins, tiers-lieu protéiforme dans l’hôpital désaffecté Saint-Vincent-de-Paul à Paris (2015 – 2020)[1]

Le tiers-lieu des Grands Voisins a été porté par les associations Aurore, Yes We Camp et Plateau Urbain. Il a consisté en un projet éphémère d’exploitation de l’hôpital désaffecté Saint-Vincent-de-Paul situé dans le 14ème arrondissement de Paris. Pendant cinq ans, les trois associations ont ainsi aménagé et fait vivre plus de trois hectares temporairement disponibles au cœur de Paris. Le site a permis de loger 1000 personnes en hébergement d’urgence, qui à leur tour ont pleinement participé à l’animation du lieu. Grâce à la formation et au travail communautaire, elles ont pu intégrer la vie sociale et culturelle du quartier.

Le site des Grands Voisins n’a pas simplement servi de lieu d’hébergement. Il s’agissait également d’un lieu ouvert sur la ville, proposant de nombreuses activités familiales ou sportives, un camping, de la restauration solidaire (boulangerie, café, agriculture urbaine), une salle de conférences, des activités culturelles et une programmation artistique. En cinq ans, jusqu’à 250 associations, startups, artisans et artistes se sont installés dans les locaux et ont participé à l’animation du site. Le lieu a attiré plus de 4000 visiteurs par jour et a proposé environ 300 événements culturels, éducatifs et artistiques gratuits chaque année.

  • Croix-Rouge Mobilités[1], plateforme de covoiturage solidaire mis en place depuis 2020

Le programme national Croix-Rouge Mobilités est un programme d’innovation territoriale en faveur d’une mobilité durable et inclusive. Son objectif est l’accompagnement des structures locales de la Croix-Rouge française dans le développement de solutions de mobilité partagées, solidaires et durables, notamment dans les territoires ruraux et périurbains.

Croix-Rouge Mobilités, ce sont ainsi des projets développés localement, à l’échelle d’un quartier, d’un village, d’une communauté de communes, etc. Ces communautés d’acteurs locaux (bénévoles, salariés, collectivités, associations et entreprises partenaires) mettent leurs ressources en commun pour proposer des solutions de mobilités partagées et solidaires : autopartage, covoiturage, transport solidaire. Ces solutions offrent des moyens de transport aux personnes en difficulté pour se déplacer, mais permettent également de lutter contre la dépendance à la voiture individuelle tout en renforçant les liens et la solidarité entre les habitants.

C. Le tiers-lieu sociétal, espace d’innovation territoriale

Le tiers-lieu solidaire, ou sociétal, constitue un creuset méthodologique emblématique de l’approche promue par l’innovation territoriale. C’est pourquoi le tiers-lieu constitue un des fils rouges de cet ouvrage et que de nombreux projets de ce type viendront illustrer les méthodologies présentées.

Définition

La notion de tiers-lieu a été conçue en 1989 par le sociologue américain Ray Oldenburg dans son ouvrage The Great Good Place. Il observe les conséquences sociales du développement des banlieues aux Etats-Unis, ces immenses zones résidentielles périurbaines qui voient disparaître les lieux dédiés aux interactions sociales. Il souligne ainsi qu’entre le domicile, le « premier lieu », et le travail, le « deuxième lieu », il est nécessaire de passer par un « troisième lieu », le tiers-lieu, celui de la sociabilité et des rassemblements informels, pour assurer la vitalité de la vie en communauté et de la démocratie.

La notion de tiers-lieu recouvre des réalités si diverses qu’il peut apparaître comme un mot-valise qui interroge. Pour la lecture de cet ouvrage, nous retiendrons qu’un tiers-lieu est un espace accessible à toutes et tous, dédié aux rencontres, au partage de compétences et à la tenue d’activités pérennes ou ponctuelles. En ce sens, les espaces de coworking ou de coliving ne peuvent jouer le rôle de tiers-lieu qu’à partir du moment où ils sont ouverts à tous et créent des opportunités de rencontre et de synergies entre les usagers.

Naissant de l’expression des besoins d’un territoire et de ses habitants, le tiers-lieu contemporain peut prendre des formes variées : coworking, coliving, fablab, éco-lieu, recyclerie, café associatif, friche culturelle, etc. Un tiers-lieu est avant tout le reflet d’un territoire et de ses besoins.

Un contexte propice

Autrefois, les lieux de sociabilité étaient incarnés en France par les cafés, les PMU et les lieux de culte. Néanmoins, ces lieux traditionnels de sociabilité se raréfient et ne sont plus toujours à même de remplir cette fonction connective au sein d’une communauté. Afin de combler ce manque, de nouveaux lieux multi-usages, dédiés au lien social et à la rencontre inter-acteurs se sont développés. Dans un contexte de multiplication des besoins sociétaux, de leur diversification selon les territoires et d’une volonté croissante d’engagement chez les citoyens, le tiers-lieu apparaît comme un espace de réponse collective aux besoins locaux et de lutte contre l’isolement social.

La création de tiers-lieux est d’ailleurs désormais encouragée par les pouvoirs publics en France, à travers la mise en place depuis 2019 du programme interministériel national de soutien Nouveaux lieux, Nouveaux liens visant à accélérer le développement des tiers- lieux dans le pays. Ce programme s’est notamment traduit par un appel à manifestation d’intérêt dans le but d’apporter un soutien financier à 300 Fabriques de territoires – tiers-lieux existants ou en phase de création, source d’impact positif sur leur territoire. Cette dynamique de croissance de tiers-lieux en France s’appuie par ailleurs sur des structures, ancrées dans l’économie sociale et solidaire, qui accompagnent depuis plusieurs années les porteurs de projet, comme la Coopérative de tiers-lieux, la Compagnie des tiers-lieux ou encore le Campus des tiers-lieux. Au niveau départemental ou régional, les collectivités locales se sont également emparées du sujet en proposant des aides matérielles, logistiques ou financières.

Les tiers-lieux sociétaux

Un tiers-lieu peut être positionné comme un espace d’innovation sociale répondant aux besoins sociétaux non satisfaits du territoire. La Fabrique des tiers-lieux sociétaux, programme porté par Kawaa et Bleu Blanc Zèbre avec le soutien d’AG2R LA MONDIALE dans le cadre de l’Action sociale Agirc-Arrco, a introduit la notion de « tiers-lieu sociétal » qui comporte quatre caractéristiques principales :

  • Utilité sociétale | Le tiers-lieu a pour vocation de répondre à un ou plusieurs besoins sociétaux non satisfaits du territoire (par exemple : mieux vieillir, sortir de l’isolement, lutter contre le chômage, développer l’engagement citoyen, etc.) ;
  • Approche collective | Le tiers-lieu réunit et implique dans une gouvernance partagée, des acteurs et citoyens pour être un catalyseur de réponses collectives aux besoins
  • locaux ;
  • Diversité | Le tiers-lieu vise explicitement une diversité de publics avec une mixité notamment intergénérationnelle et une approche inclusive ;
  • Performance | Le tiers-lieu se fixe des objectifs au regard de la réponse aux besoins sociétaux et se donne les moyens de mesurer et documenter l’atteinte de résultats, notamment au travers d’une démarche de mesure d’impact social.

La Fabrique des tiers-lieux sociétaux fait le choix d’ajouter un dernier critère sur l’hybridité du modèle économique. Si les tiers-lieux sociétaux bénéficient le plus souvent d’une part de subventions, donations et bénévolat, beaucoup d’entre eux décident de développer des activités génératrices de revenus.

Bien que traversé par ces caractéristiques communes, chaque tiers-lieu est unique, car il exprime les spécificités du territoire. Le soutien des pouvoirs publics à ces démarches, bienvenu pour soutenir la pérennité des modèles à fort impact social, doit ainsi veiller à ne pas conduire à une standardisation des projets qui, par essence, doivent s’adapter aux spécificités de chaque territoire.

De la même manière, la mise à disposition d’outils et de méthodes pour les porteurs de projet ne doit pas servir la réplication d’un seul modèle type de tiers-lieux : le partage des enseignements doit avant tout permettre la construction de dispositifs et de programmes à chaque fois différents, basés sur les spécificités locales des territoires et des acteurs.

Les tiers-lieux au sein des structures médico-sociales

S’il constitue un formidable levier de mobilisation civique, le modèle du tiers-lieu n’est pas l’apanage de collectifs citoyens indépendants. Les tiers-lieux peuvent également être intégrés à des dispositifs solidaires plus traditionnels, comme les locaux associatifs ou les structures médico-sociales. En effet, l’existence de tiers-lieux au sein d’établissements médico-sociaux (autour du bien-vieillir, du handicap, etc.), ou en lien étroit avec ces derniers, apparaît très pertinente et bénéfique pour les personnes accueillies, comme pour les professionnels qui y exercent.

Tout d’abord, les dynamiques de tiers-lieux permettent de redonner du pouvoir d’agir aux personnes accompagnées. De l’inclusion à la co-construction jusqu’à la participation aux activités proposées, les personnes accueillies dans les établissements médico-sociaux voient leur potentiel et leurs capacités valorisées. Elles sont par ailleurs stimulées par la présence d’autres personnes de tous âges et de tous horizons, qui viennent participer à ces activités communes, qui ne leur sont traditionnellement pas ouvertes. Il s’agit aussi de redonner à ces publics les conditions pleines et entières de l’exercice de leur citoyenneté, en leur permettant de contribuer à des animations et actions qui répondent à des besoins locaux (développement durable, lien intergénérationnel, etc.). Le sentiment d’utilité ainsi conféré permet aux personnes accueillies, de mieux accepter les accompagnements proposés et de mieux les vivre. Le tiers-lieu s’affiche ainsi comme un levier prometteur pour agir sur la santé mentale des publics vulnérables.

Le tiers-lieu se présente également comme une opportunité pour améliorer le bien-être des intervenants des établissements médico-sociaux (professionnels, bénévoles, etc.). Grâce aux activités nouvelles proposées dans le cadre du tiers-lieu, ces derniers peuvent vivre avec les publics accompagnés des moments plus humains, qui viennent en complémentarité de la relation de soins. En miroir, les temps d’atelier qui vont mobiliser les personnes accompagnées peuvent offrir des temps de répit pour les professionnels de santé.

L’ouverture sur l’extérieur, la diversification des activités, le contact avec des acteurs aux expertises diverses et variées, qui s’inscrivent en dehors du champ d’action médico-social traditionnel, constituent des facteurs de motivation pour le personnel et des leviers d’attractivité pour les métiers du prendre soin.

À travers les activités citoyennes et récréatives qu’elles impulsent, les dynamiques de tiers-lieux permettent de donner au grand public une autre image des établissements médico-sociaux.

Enfin, à l’échelle du territoire, ces tiers-lieux participent à faire des établissements, des lieux d’animation citoyenne et culturelle bénéfiques à l’ensemble des habitants du territoire.

1.3. Partager les outils, les expériences et les expertises

Mettre en œuvre une innovation territoriale nécessite un engagement fort, ainsi que des compétences de gestion de projet entrepreneurial. Ces initiatives requièrent une grande quantité d’expertises sur des enjeux variés tels que les modèles économiques, l’animation de communauté, la gestion d’équipe, la structuration juridique, l’aménagement immobilier, etc. Pour faciliter leur émergence partout où il y en a besoin, le partage d’expériences, la co-création d’outils appropriables par tous et la mise en commun des expertises s’avèrent ainsi précieux.

Lancé à l’initiative de la Croix-Rouge française dans la continuité de dispositifs innovants initiés au sein de son réseau, l’objet de l’ouvrage est de donner des outils à tous les porteurs de projet qui souhaitent impulser des changements sur leur territoire. Conformément à la politique d’ouverture et de collaboration prônée dans l’innovation territoriale, la Croix-Rouge française s’est entourée de sept partenaires qui tous apportent un regard, une expertise complémentaire, et partagent la même volonté de mettre en commun les méthodologies utiles à la mise en œuvre de tels projets.

Cette volonté, défendue par de nombreux acteurs de l’écosystème, s’incarne bien dans projet PORT@IL développé par Familles Rurales.